« Tu devrais dormir. »

L'affirmation ne lui fait pas relever les yeux. La tête fixée vers les parchemins qu'il ne cesse de dérouler et de lire avec attention, s'arrêtant de temps à autre pour y déposer son sceau, la voix monocorde de Katya ne le surprit même pas.

« Et tu devrais retourner dans tes quartiers avant de te rendre compte de ce qui t'attendra au réveil. »

Sans un regard de plus, il fit glisser l'autre parchemin enroulé contre la pile de ceux qui s'amoncelaient déjà en une petite montagne. Elle n'était pas surprise de voir le bureau de son interlocuteur dans un état pareil – en revanche, elle devait admettre s'être arrêtée pour fixer la quantité de documents continuant à s'accumuler. Silencieuse, comme si elle cherchait ses mots, ses yeux passèrent ensuite dans chaque coin de la pièce, à peine éclairée par le clair-obscur de la bougie brûlant doucement près de son ami. Depuis tout à l'heure, il ne l'avait même pas saluée.

« De toute façon, tu as un discours et une visite, une négociation, et des doléances dès l'aube demain. Nous n'aurons pas du tout le temps de retoucher à tout cela. »

Un geste vague de la main plus tard, elle prit soin de faire un peu de place sur l'épais bureau de son vis-à-vis – faisant d'ailleurs volontairement tomber quelques parchemins à terre et lui faisant gagner un bref regard noir qui ne suscita que son amusement – avant de s'y asseoir, battant des jambes dans l'air. La nuit était déjà tombée depuis un moment, après tout. Personne n'allait soudainement arriver pour les déranger. Et de toute façon, vu le bruit insistant de la plume du plus jeune, il y avait fort à parier qu'il ne les aurait pas entendu ; pour cette raison, elle se permit de hausser un peu la voix, le regard porté vers les grands murs de brisques.

« … Ce qui me rend tout de même curieuse quant à ta raison de t'enfermer dans ton bureau jusqu'à des heures extrêmement tardives, puisque tu aurais pu profiter d'un peu de repos, ce soir. »

Natsume ne s'arrêta pas pour autant. Évidemment que non, après tout, même si le regard de Katya se fixa avec agacement sur son expression indifférente et fermée. Elle le connaissait assez, après tout, pour savoir qu'il ne servait à rien de tourner autour du pot indéfiniment, car il finirait toujours par simuler l'incompréhension. Natsume disait souvent qu'il n'était pas bon acteur ; mais au sujet de ses capacités à feindre la bêtise, en revanche, Katya ne pensait pas la même chose. Déterminé malgré tout, elle se tourna davantage vers le Shimomura, le menton posée dans sa paume, le regard plus sévère.

« … D'un peu de repos dans tes appartements. »

Silence. Toujours aucune réaction ; pas un mouvement de sourcils, de main ou une parole. La nymphe semble plongée dans ses pensées, bien loin des paroles de son amie et de son regard s'alourdissant de jugement au fur et à mesure que les secondes passent. Il n'avait pourtant jamais été très doué en calligraphie ; mais il paraissait toutefois très attentif à son écriture, ce soir. Bien plus qu'à la voix plate et jugeuse de la plus vieille.

« Qui ne sont plus vraiment vides. »

Et cette fois-ci, la plume s'arrêta tout net. Le regard qui se releva pour croiser le sien était orageux, agacé. Pas un mot, toutefois, ne quitta ses lèvres ; sans doute, aux yeux de la borgne, devait-il avoir conscience du fait qu'il était coincé. Voilà pourquoi l'autre se permit de lever les yeux au ciel, s'étirant contre son bureau avec paresse.

« Tu es transparent, Natsume. Quand bien même je te sais consciencieux... »

Elle fit traîner ses mots en longueur, sans pour autant susciter de plus amples réactions. Son ton s'arrêta tout de même sur une note désabusée.

« Je ne suis pas complètement idiote.
- Grand bien te fasse. »


La réponse, somme toute très puérile, de son ami d'enfance, lui tira un roulement d'yeux et un claquement de langue plus qu'audible.

« Tu l'évites, non ? Ton mari, je veux dire. »

La crispation immédiate et nette de sa prise sur sa plume comme de son dos fut une confirmation bien suffisante. Un sourire satisfait aux lèvres, la brune ne s'en voulut même pas d'avoir usé du « mot interdit » qui tendait si aisément à mettre mal à l'aise le plus jeune. Tout au plus, l'air très dubitative, elle fit la moue. Le silence persistait toutefois en réponse.

« Non, parce que... C'est que ça ne se voit pas trop pour l'instant, mais...
- Laisse-moi du temps. »


La voix de l'autre avait enfin fini par résonner entre les murs, presque comme un soupir fatigué et résigné tout à la fois. Ses yeux semblaient plus lourds, plus lents, alors qu'ils se posaient avec hésitation sur les piles de documents qu'il examinait jusqu'alors avec une minutie précise. Comme si il y cherchait quelque chose.

« Je vais devoir vivre avec pour le restant de mes jours, j'ai bien le droit à un peu de temps seul, non ? »

Katya ne répondit pas. Seul le silence resta dans la pièce, tandis que la hululement des chouettes commençait à résonner dehors. Elle n'était pas assez bête pour croire qu'il attendait une réponse avec de pareilles questions rhétoriques ; et en même temps, elle ne se sentait pas d'aller contre ce qu'il voulait penser à ce sujet. Son expression, même, semblait se délier. Comme si la fatigue tombait d'un coup sur son visage et ses yeux cernés.

« Et avec les dernières tentatives de la haute-noblesse pour me mettre des bâtons dans les roues... Je ne simule pas vraiment la dose de travail qu'ils me laissent. La situation leur déplaît plus qu'à moi. »

Sa voix lasse ne cache pas un certain côté désabusé alors qu'il laisse son visage s'écraser dans sa paume. Katya, de son côté, haussa des sourcils avec une certaine morgue.

« Bien sûr, que cela leur déplaît. Vous êtes devenus les deux personnes les plus puissantes du continent, pensais-tu vraiment qu'il en serait autrement ? »

L'énonciation était évidente, mais cela ne voulait pour autant pas forcément dire qu'elle était simple à accepter. Au contraire. Natsume admettrait peut-être avec un peu de honte, si il était honnête, qu'il aurait aimé profiter de quelques mois de répit, au moins, le temps de faire avec la lourdeur persistante dans sa poitrine et toutes les tâches qui s'annonçaient chaque jour. Mais non. Il n'en restait chez lui qu'un désabus et une expression fatiguée.

« Non, bien sûr que non. Mais j'aurais cru qu'ils prendraient le temps de former quelques alliances avant de commencer à venir me chercher des noises.
- Ce serait faire preuve d'intelligence. »


La réplique sarcastique lui aurait sans doute tiré un sourire dans un autre contexte. Au lieu de cela, toutefois, il ne fit que relever le regard d'un air las.

« Tu sais aussi bien que moi que prendre son ennemi pour un idiot...
- C'est se condamner à être le plus gros, je sais. »


Comme un poème qu'elle aurait déjà entendu plus d'une fois, elle récitait sans grande hésitation ; et Natsume ne vit pas l'utilité d'en rajouter davantage. Ou du moins, en apparence. Car si sa plume continua de gratter les lignes du parchemin auquel il s'était maintenant attaqué, son ton restait aussi lourd que son regard, traînant sur les lignes comme pour y chercher un sens.

« J'ai beau tenter de réformer... »

La fatigue transparaîssait de plus en plus sur son expression. Une grimace sur les traits, des lueurs de doute dans les yeux, il semblait chercher ses mots, de plus en plus.

« Je ne peux pas m'empêcher de me demander si je ne suis pas en train de perpétuer exactement ce que j'aimerais changer. »

C'eut le mérite de surprendre Katya, qui s'arrêta dans ses mouvements de balance pour le fixer avec incertitude et incompréhension. Sa voix était plus lourde, moins certaine, du regret venant la teinter d'amertume.

« Je tente de concilier les caprices des nobles et les besoins du peuple, j'essaie de tranquilliser les militaires échauffés par des années de primes en retard et de campagnes inconclusives... »

Comme une énumération à laquelle il n'avait même pas besoin de réfléchir, il parlait sans même s'empêcher d'écrire. C'était comme si la liste trainait dans un coin de son cerveau, y marinant jour et nuit, de telle sorte qu'il n'eut pas grand mal à la nommer, mais qu'en même temps, le simple fait d'en parler faisait remonter dans sa gorge un peu plus de dépit.

« Et je me marie par arrangement avec un souverain étranger afin d'apaiser le pays et de stabiliser nos alliances. »

L'admission lui tira une grimace, comme si l'énoncer était pénible et coûteux. Plus les secondes passaient, et plus son malaise devenait évident. Katya ne l'arrêta pas. Il y avait un moment qu'elle ne l'avait pas vu s'exprimer aussi librement, même si c'était par fatigue et regret.

« Tout cela... Le « nouveau monde » ressemble étrangement à « l'ancien », tu ne trouves pas ? »

Un rictus désabusé aux lèvres, il gloussa sans vraiment avoir cherché à le faire, posant sa paume sur ses yeux, comme si cela les protégerait de la lumière des bougies. Cette fois-ci, la fatigue avait laissé place à de la peine ; la même peine qui venait marquer son rictus et lui donner cette expression qui semblait le rendre plus vieux encore. Pour autant, ce ne fut ni cette amertume, ni ce désabus, qui la fit réagir. Au lieu de cela, ses pensées s'attardèrent sur quelques mots en particulier, une surprise sincère venant s'exprimer sur son visage.

« Tu y crois encore... ? »

C'était un point sur lequel elle avait pourtant la certitude que ce n'était pas le cas. La surprise était donc de mise, mais elle s'exprimait plus doucement maintenant, comme pour tenter de lui tirer une réponse sans non plus le brusquer, à l'inverse de ce qu'elle avait pu faire avant. Plusieurs secondes passèrent. Natsume, au départ, ne paraissait pas vouloir répondre. Mais sa plume s'arrêta de nouveau et son regard se perdit à nouveau entre les lignes. Elles ne lui seraient toutefois d'aucune utilité, et il le savait. Comme le fait de s'enfermer entre quatre murs.

« … Je veux y croire. J'aimerais y croire autant que possible. »

Un soupir, finalement, se tira hors de ses lèvres. Nouveau gloussement jaune. Plus amer cette fois. Piquant, même. Comme si l'on tirait une lame hors d'une plaie.

« Mais c'est ne pas douter, qui devient complexe. »

Silence, encore. C'était comme si il n'y avait que ça, ces temps-ci. Il ne s'attendait pas vraiment à quelque chose de différent, pour être honnête. Mais, sans un mot, Katya se releva pour prendre une chaise et la poser à côté de celle de son vis-à-vis. Prenant un parchemin dans ses mains, elle le déroula pour, sans rien dire de plus, commencer à l'inspecter. La nuit serait longue. Et sûrement bien d'autres après.[/b][/color][/b][/color]