Je n'aurais pas cru que c'était si facile. Quand j'étais plus jeune, je pensais que c'était impossible, que c'était bien au-delà de mes capacités, que je ne serais rien d'autre qu'un énième pion parmi tous et que mon règne ne serait qu'une vague farce, au mieux un long amas de rien, bien vite détruit par un.e succeseur.ice peu scrupuleux.se. J'avais abandonné avant même d'avoir commencé, sans désir quelconque d'un trône qui me répugnait déjà. Plusieurs fois, je suis resté songeur en contemplant la fenêtre de la chambre dont je ne pouvais pas sortir, les yeux fixés sur le sol, bien plus bas. Je ne devais pas être bien vieux, la première fois que mon regard s'y est attardé trop longuement. Je ne sais plus vraiment.
Et puis, maman est morte. Et je crois que c'était l'instant de trop.
Je n'avais pas encore d'espoir. Je n'avais qu'une colère virulente et aveugle, envenimée par la frustration que j'avais de savoir que je ne pourrais de toute façon rien faire avant des dizaines d'années ; mon géniteur était encore jeune, après tout. Certains pensaient qu'il règnerait encore une trentaine d'années, comme l'avait fait son père. J'attendais ma chance, patientant comme je le pouvais, tentant de trouver le sommeil quand je pouvais encore me rappeler des hurlements que j'avais entendu en provenance de la cour du château le matin-même. Il ne venait jamais, bien sûr. J'avais donc tout le temps qu'il fallait pour réfléchir, penser, imaginer. Imaginer ce que je ferais, si un jour la chance me souriait et capable d'agir.
Et puis, un jour, quelqu'un m'a fait un cadeau ; je n'ai pas cherché à savoir qui. Quand bien même il s'agissait de l'assassinat aux circonstances les plus douteuses qui soient, j'ai accueilli sa mort comme une délivrance. Et je suis monté sur le trône.
Oh, pas que ça ait été simple. Évidemment, il a failli avancer à petit pas, précautionneusement, s'entourer et se préparer, lentement, par des petites réformes, des petites provocations, des choses de rien du tout. Détendre les esprits, simuler la sympathie pour tous ces pauvres petits nobles et diplomates corrompus jusqu'à la moelle avec qui rien ne pouvait être construit. Pendant quelques années, j'ai pris mon temps, lentement. Je n'ai pas sauté sur l'occasion comme un chien affamé devant un bout de viande. J'ai attendu, dressé les pièges jusqu'à ce qu'ils soient trop proches pour être évités, et j'ai agi. Petit à petit, mon contrôle sur le pays s'est accru. M'entourant de quelques très rares alliés, j'ai repris le pouvoir, au fur et à mesure, dans tous les institutions qui m'échappaient encore. Se débarrasser de l'absolutisme par l'absolutisme était critiquable, certes, mais... C'est efficace, et c'est tout ce que je demande. Et contre ce que je veux faire disparaître, chaque instant de faiblesse est une potentielle erreur fatale.
Jusque maintenant, tout s'est passé comme je le voulais. Oh, bien sûr, il y a eu quelques accrochages, mais... Bientôt, j'arriverais à mes objectifs. Il me manque simplement un dernier petit élan avant de pouvoir marquer un nouveau coup, que j'espère le dernier. Si j'ai bien calculé, alors je pourrais bientôt me débarrasser des dernières résistances qui me tiennent encore front. Et puis... Mes plans sont entre de bonnes mains.
Je sais bien que Winter n'a jamais beaucoup aimé Samaël, mais... Eh bien, avant tout, il m'est loyal. Plus que quiconque. Mais, et ce n'est pas déplaisant, il est aussi très efficace lorsqu'il s'agit de mettre en œuvre ce que je lui ai demandé de faire, dans la plus grande discrétion. Sur beaucoup de points, il dispose de compétences dont je manque pour mener à bien des missions plus ou moins... Eh bien. Disons peu éthiques. Qu'il s'agisse de faire disparaître des preuves, planter des éléments discréditant sur des adversaires pour ensuite venir l'utiliser afin de les accuser, mener à bien des chantages... Ou, très rarement, de nous débarrasser des gêneurs. La plupart du temps, c'est quelque chose que j'évite. Je n'aime pas mettre à mort, même mes ennemis les plus dangereux et les plus révulsants, alors je me contente souvent d'une condamnation à vie au fond des cachots. Mais de temps à autre, quand il faut faire une exception, je le laisse s'en charger. Il n'y a qu'en lui que j'ai confiance pour ces affaires.
Bien évidemment, rien de ça n'est public : je ne vais pas afficher à tout le monde que le général de la garde est devenu mon amant, et qu'en plus de ça, que j'ai mis ce dernier à la tête de mes services secrets. Toutefois... Un jour viendra où, je l'espère, je n'aurais plus rien à dissimuler. En attendant, toutefois, j'attends son retour alors que l'heure tourne et que mon bureau s'est fait désert. Je sais que la dernière mission était délicate : il fallait nous assurer qu'un noble ma foi bien gêneur se retrouve pieds et poings liés, si possible à nos bottes, et que ses complices ne nous gênent plus, d'une quelconque manière. Pour cela, toutes les méthodes m'allaient : chantage, menaces, petit coup de peur, voir bien plus. Je n'avais pas été exigeant, pour une fois, sur la façon de procéder : je voulais juste que ces derniers éléments soient réglés. Avec les preuves que j'avais demandé à faire planter, en plus... Eh bien. Disons que si Samaël revenait avec succès, alors j'aurais des raisons d'être impatient.
Attablé, ma plume terminant de passer sur quelques parchemins vaguement illuminées par les bougies du chandelier au niveau du plafond, je reste au départ concentré, tentant de ne pas perdre du temps dans mon travail. Mon esprit n'y est pas, toutefois. Je suis vaguement agité, impatient sans vraiment accepter de l'être, tentant de forcer mes yeux à se concentrer sur les lignes qui passent devant mes yeux.
Un bruit de porte, toutefois, me fait esquisser un sourire satisfait sans même que je ne relève la tête. Reposant ma plume dans mon encrier, je me permets de l'éloigner doucement alors que je lève le regard vers le nouvel arrivant que j'attendais avec autant d'impatience.
« Eh bien, tu es en retard. Une justification... ? »
Je glousse. Moi-même, je n'y crois pas, à ce petit cinéma. J'avais envie d'être taquin, après tout ça, mais en même temps... Cela fait plusieurs jours que nous ne nous sommes pas vus, alors j'avais hâte de le voir rentrer. Encore plus quand je sais que les nouvelles seront sûrement très bonnes. Paresseusement, je viens passer mon menton sur le dessus de mes doigts croisés, le début d'un rictus au bord des lèvres.
« J'imagine que tout s'est bien passé... ? »
Je n'imagine pas une autre possibilité. J'ai bien trop d'estime pour lui pour ça.