« Mais enfin Votre Majesté, je ne pense pas que l'avis du seigneur Enodril soit d'une quelconque forme d'importan-
- Et je me demande chaque jour quelle est la votre, seigneur Humbert. »
La réplique, aussi acide que mon regard était dur et froid, m'avait échappé sans que je ne cherche vraiment à la contrôler. La tension avait alors grimpé d'un cran autour de la tablée ; j'avais pu sentir les épaules de mon interlocuteur se hausser nettement sous le coup de la surprise, sa colonne vertébrale arquant un mouvement vers l'arrière. Winter, qui d'ordinaire n'était pas la dernière à esquisser une moue narquoise, avait haussé les sourcils en me regardant, comme si elle ne s'était pas vraiment attendu à ce que je ne finisse par m'agacer devant cette insupportable démonstration de mépris. Ce n'était pas exactement prévu : encore maintenant, quand bien même mon influence et mon pouvoir commencent à me permettre de défaire un à un les obstacles qui auraient pu s'opposer, je tends à me modérer lors des conseils. J'ai après tout besoin de faire croire aux quelques nobles inintéressants mais puissants que je reste de leur côté et que leur opinion est prise en compte – un simulacre qui ne m'enchante guère, mais auquel je me plie par stratégie. Toutefois... Je crois que ma patience était peut-être trop usée, aujourd'hui, ou que de jour en jour, je ne supporte plus le comportement de ceux qui se permettent de manquer de respect à mon ami. Enfin, ami... Officiellement, pour le moment. Mais plus les jours passent, et plus je sens que ma susceptibilité à ce propos grimpe en flèche.
« Mais puisque vous êtes si prompt à remettre en cause mon analyse, vous me ferez le plaisir de ne pas faire ma fonction qu'à moitié et de bien vouloir me dire quand aura lieu votre couronnement. »
Je m'étais satisfait, sur le moment, de son expression humiliée et embarrassée. Intérieurement, toutefois, la crispation de mes doigts trahissait le fait que je me serais bien permis de l'envoyer faire un tour aux cachots. Bientôt, de toute façon, ils finiraient par se taire d'eux-mêmes ; et je comptais bien faire d'une pierre deux coups.
–
Alors que je le jeune page s'empresse de quitter mon étage pour s'en aller faire ce que je lui ai ordonné, je ne peux pas m'empêcher de rouler des yeux lorsque la porte se referme. N'est-ce pas ridicule... ? Pour faire venir mon amant, je dois user de tous ces protocoles et toutes ces formules afin de simuler une rencontre parfaitement réglementée. Tss... Je fatigue de plus en plus de toutes ces justifications et toutes ces grandes manières inutiles qui ne font que me retarder et m'alourdir dans tout ce que j'entreprends. Que j'ai hâte de ne plus avoir y répondre... Je rêve déjà du jour où je pourrais faire exactement tout ce que je n'ai pas le droit de faire aux yeux de tous. Détruire la chambre des nobles est une première étape ; viendront ensuite les arrestations de ceux qui ont contribué au règne de mon géniteur, puis l'établissement des réformes au pas d'arme, puis... L'abolition de la noblesse toute entière. Sa destruction, aussi, si il le faut ; je suis prêt à en venir aux armes si ils ne se soumettent pas au moment venu. Cela ne m'enchante pas particulièrement, mais je ne vois pas d'autre méthode.
Mais pour ça, il me faut du temps, et quelques alliés plus fidèles que je ne le suis à moi-même. Winter et Faust en sont des excellents ; la première s'occupe de la diplomatie, l'autre s'occupe de fidéliser l'armée à ma cause. Pour autant... Je savais qu'il me restait quelques dernières tâches à confier, mais loin d'être moindres, et je ne les avais jamais jugés comme des bons choix. Pendant longtemps, je m'étais dit que je ferais sans, car je ne voyais personne de digne à ce point de ma confiance ; pour moi qui doit être la personne la plus méfiante du royaume, c'est peu dire. Aujourd'hui, toutefois, c'est autre chose.
J'ai choisi mes jardins comme lieu de rendez-vous ; c'est à peu près « formel » (c'est-à-dire que ce n'est pas trop suspicieux) et en même temps assez retiré pour que nous ne soyons ni dérangés, ni entendus. Ce que j'ai à lui dire ne doit tomber dans aucune autre oreille ; presque davantage que la nature de notre relation. Mais je sais qu'il tiendra sa langue. Je veux juste... Avoir une raison pour que nous puissions justifier d'un peu de temps sans être en permanence sous les yeux des autres.
Le regard fixé sur la rembarde du ponton qui passe au dessus du petit étang, c'est quand j'entends des bruits de pas que le bord de mes lèvres se retrousse en un léger et discret sourire.
« Tu m'excuseras ; cela m'insupporte aussi, de devoir te convoquer ainsi. »
J'aimerais pouvoir le faire directement. Ne pas avoir à me soumettre à des procédés que je trouve ridicules et on ne peut plus pénibles alors que je ne devrais pas avoir à me cacher de cette façon, comme un rat se glissant entre les murs. Quand bien même j'ai effectivement une raison légitime cette fois...
« … Je voudrais te confier quelque chose, mais avant ça... T'es-tu adapté à ton nouveau poste ? »
Je sais que sa promotion récente va faire des jaloux ; beaucoup regardaient d'un œil envieux la position de général de la garde, après le départ de Faust pour l'état major. Mais même avant que notre relation ne se soue plus intimement, je savais déjà qui serait son successeur. Je le connais depuis assez d'années pour ne même pas avoir eu à douter un instant ; que cela se fasse peu de temps après notre rapprochement était juste un hasard amusant. Mais je ne vais pas me plaindre ; cela permet autant de nous rapprocher que me donner un moyen de mettre en place ce que j'ai en tête.